FORZA
CORSICA !!! magazine Kyrn, après le match
contre Torino
Neuf heures et demie du soir, le mercredi 7 décembre.
Dans Turin enneigée, deux cars roulent à toute
allure vers le Stadio Comunale, franchissant à l'italienne
les rues et les carrefours. Ils transportent des supporters
corses déçus de ne pouvoir espérer, au
mieux, que la moitié du spectacle auquel ils ont sacrifié,
sans regret, leur temps, leur argent et leur confort. Déçus,
mais quand même joyeux : le S.E.C.B., ils l'ont appris
à l'aéroport international, tenait la dragée
haute au prestigieux "Toro". Un but partout à
la mi-temps, c'est-à-dire la qualification des "Bleus".
Mais il reste quarante-cinq mi nutes de jeu et, en football,
il peut s'en effondrer des espérances en trois quarts
d'heure !...
Les voyageurs, dans un italien approximatif mais partaifement
assimilable grâce aux gestes et aux intonations, pressent
les conducteurs de brûler les feux rouges de ce périple
interminable. Et tout à coup, devant eux, se dresse une
énorme marmite de béton d'où s'échappe
vers le ciel noir, humide et froid, une sorte de fumée
lumineuse. Les cars s'arrêtent et le premier supporter
mettant pied à terre sait que les Italiens ont pris l'avantage
par deux buts à un. Tout n'était certes pas perdu.
Mais alors que, cherchant l'entrée du Stadio, les Corses
supputent les chances qui restent au Sporting de parvenir à
l'impossible, une immense clameur monte des parois de la marmite,
la clameur d'une foule en délire qui glace les cceurs
insulaires. Indiscutablement, Graziani, Pulici, Sala ou quelque
autre "granata" vient de marquer le troisième
but anéantissant les illusions cyrnéennes.
Or cette conviction, fondée sur la logique de l'oreille,
est tout simplement calomnieuse. Elle fait fi tout à
la fois de la valeur des chevaliers à la tête de
Maure et de la faculté de rassemblement ou d'enthousiasme
de leurs supporters. Si le score avait effectivement - évolué
sur n'importe quel stade au monde une telle clameur ne peut
signifier qu'un but - ce n'était ni Graziani, ni Pulici,
ni aucun autre Italien qui avait marqué mais bel et bien
Merry Krimau, le dernier "remplaçant" que Bastia
avait dû expédier en terre piémontaise et
qui entrait à son tour, par une porte immense, dans la
légende des "deux fois bleu" dont il faudra
parler. Deux buts partout. Se démenant contre un personnel
d'accueil peu... hospitalier, cherchant une ouverture pour accéder
à n'importe quelle place d'où ils pourraient enfin
voir le match, les supporters de la 11ème heure souriaient
quand même, car ils savaient que désormais le règlement
européen imposait à l'A.C. Torino de marquer encore
deux buts à Weller, sans en encaisser d'autre, pour pouvoir
priver le S.E.C.B. d'une qualification compromise quelques secondes
plus tôt et désormais presque définitivement
reconquise.
Finalement, mal installés sous la pluie dans un angle
de la vaste arène, au milieu de "tifosi" silencieux
mais espérant encore, les Corses n'eurent pas longtemps
à attendre la certitude de la victoire : au terme d'une
course échevelée, échappant aux deux mâchoires
de l'étau que constituaient le gardien italien sorti
à sa rencontre et les deux arrières lancés
à sa poursuite, le même Merry Krimau, d'un shoot
subtil et sec, marquait le troisième but bastiais. La
cause, cette fois, était entendue. L'extraordinaire ovation
qui fit alors trembler le stade expliqua aux arrivants l'erreur
commise quelques minutes plus tôt : sous une forêt
de drapeaux corses frénétiquement agités,
dix mille poitrines exhalaient leur joie et ce cri innombrable
devait bien ressembler, du dehors, à celui de toute une
population...
Quand ils avaient tant bien que mal découvert enfin l'intérieur
du "Stadio", les derniers Corses du grand pèlerinage
avaient été d'abord frappés par l'intensité
de l'éclairage amplifié par la brume légère
et qui semblait saupoudrer de lumière les hommes et les
choses. Mais, presque aussitôt, scrutant la pelouse, ils
allaient ressentir l'impression de voir se matérialiser
devant eux les données exceptionnelles de l'épopée
actuelle du S.E.C.B. Sur cette pelouse, en effet, écrasés
par l'immensité du décor, comme dévorés
par soixante mille paires d'yeux braqués sur eux, onze
bonshommes de chez nous s'agitaient victorieusement, réduits
à la dimension de petites marionnettes. En les regardant
on avait peine ài imaginer que c'étaient les mêmes
qui apparaissent habituellement, grandeur nature, sur le vieux
terrain de Furiani, lequel, il faut bien le dire, est au "Stadio
Comunale" ce qu'une église de village est à
une cathédrale.
Cette comparaison n'est pas fortuite. Si elle traduit visuellement
la légende des "petits" Bastiais dévorant
les "grands" du football européen, elle explique
en même temps l'inexplicable. Dans l'ordre de la prière
et de la foi, il n'existe en effet aucune supériorité
de la cathédrale sur l'église de village. On n'y
prie pas mieux. On n'y "croit" pas plus. Beaucoup
de fidèles disent même
que, dans les sanctuaires les plus humbles, on se sent plus
près du ciel que dans la majesté des temples les
plus vastes. Or nous ne sommes pas seuls à penser que
le comportement du S.E.C.B. en Coupe de l'U.E.F.A. ressort de
la foi plus que de la force ou de la technique. Allez donc expliquer,
par la force ou la technique, comment une équipe qui
peine souvent ou se fait battre par des formations moyennes
du championnat de France, réussissant tout juste deux
matches nuls sur neuf joués à l'extérieur,
et remportant neuf victoires seulement en dix-neuf rencontres,
a pu vaincre, aussi bien à Furiani qu'à l'extérieur,
trois équipes de valeur européenne et rafler six
succès sur six matches en compétition internationale...
Allez donc concevoir, sans dépasser les données
techniques, qu'une équipe formée - à une
exception près - de joueurs n'ayant aucune habitude des
rencontres capitales jouées à l'étranger
devant des foules hostiles de cinquante ou soixante mille personnes,
ait mieux digéré ces conditions que le grand Reims
d'il y a vingt ans ou le grand Saint-Etienne de ces dernières
années...
Se
souvient-on, en ce mois de décembre 1977, que la réputation
ordinaire du S.E.C.B. était hier encore de ne pouvoir
gagner qu'à l'aide de son public, grâce à
la peur que les Corses inspirent à l'adversaire, ou à
l'arbitre, dans le stade de Furiani qualifié, suivant
la qualité du lyrisme utilisé, de "chaudron",
de "chaudière" ou "d'enfer" ? Mieux
que tout argument logique, le vent de l'aventure européenne
vient de balayer ces sottises injurieuses. Une question, cependant,
reste posée: de quoi est-elle faite, cette foi qui, suivant
le vieux cliché, "soulève les montagnes"
?
On a tout dit des motivations exceptionnelles qui ont pu transcender
les joueurs bastiais. Importance de l'enjeu, exaltation créée
par l'éventualité d'une grande aventure, espoir,
pour chaque joueur, d'élever son propre standing et sa
valeur rnarchande, appât des primes de qualification (motivation
courante et qui n'a rien de coupable pour un joueur professionnel),
extraordinaire soutien des supporters, spécialement à
Turin...
Tout cela, certainement, est entré en jeu. Ce sont les
composantes logiques de la volonté de vaincre des joueurs
bastiais. Mais la volonté ne peut pas tout éclairer.
Il y a, dans cette aventure, trois revanches de la vérité
sur l'illusion ou le mensonge. D'abord la revanche du sport
sur l'argent. Depuis des années, on tente de nous expliquer
que le football est une sorte d'industrie et qu'il ne saurait
y avoir de grande équipe ou de succès durables
là où il n'y a pas d'installations techniques
ou sociales de premier plan.
Et de citer le Real de Madrid,
le Bayern de Munich, Saint- Etienne, etc. Des chambres au stade
pour les joueurs, des services médicaux permanente comme
des hôpitaux, des salons de réception, des salles
de jeu, de lecture au de restaurant, sans parler des installations
purement sportives... Comment donc posséder une équipe
qui gagne avec des vestiaires modestes? Les Portugais du Sporting
de Lisbonne l'ont bien fait comprendre aux Bastiais, la veille
de leur match à Furiani, quand ils ont refusé,
après l'entraînement, de prendre leur douche au
stade... Les Lusitaniens doivent se demander encore comment
les malheureux qui se douchent à Furiani ont pu vaincre
des joueurs qui se savonnent dans le luxe... Bonne leçon
pour les technocrates qui ne sont pas moins outrecuidants en
sport qu'en d'autres matières.
Onze "clochards" du football professionnel leur ont
montré que le football ne se joue pas avec la porcelaine
des salles de bains ou la moquette des salons d'accueil. Bonne
et heureuse leçon qui laisse au sport sa noblesse et
l'affranchit autant du snobisme que de la prétention
ou de l'argent. L'exploit des six victoires consécutives
détruit aussi le mythe du "miracle", cet alibi
des sceptiques.
Le propre du miracle est de ne jamais devenir habitude. La seconde
revanche est celle de l'inspiration sur la planification. Nous
a-t-on assez rebattu les oreilles de la nécessité,
pour les équipes modernes, de respecter les stratégies
mises au point par les techniciens, de s'en tenir aux mouvements
recommandés, aux "figures imposées"
! La malheureuse "Lazio" de Rome a démontré
à ses dépens qu'on
peut parfaitement encaisser six buts quand on a décidé
de jouer pour n'en pas prendre un seul... Le S.E.C.B. a parachevé
la démonstration. Le S.E.C.B. n'est pas, Dieu merci,
une équipe de robots exécutant un "prograrmme"
et son entraîneur ne se borne pas à appuyer sur
des boutons ou à remonter des horloges. La preuve, les
"deux fois bleu" la donnent, c'est-à-dire la
phalange des remplaçants qui ont participé accidentellement
à la Coupe Européenne, bleus par le maillot et
par l'expérience. Les Weller, Marchioni, Larios, Lacuesta,
de Zerbi, Krirnau ne jouaient même pas, sauf épisodiquement,
le championnat de France. Ils durent grimper à l'échelon
européen. On sait comment ils s'en sont tirés.
Or quelle stratégie immuable peut donc appliquer une
équipe qui compte six remplaçants ? Quelle homogénéité
peut-elle montrer ? Comment peut-elle se hisser au sommet sinon
par la vertu de l'inspiration et de l'initiative instantanée,
filles de l'intelligence ? Pour nous, la dernière revanche
est la plus belle. C'est celle du football corse. Corse, une
équipe qui compte quatre, au maximum cinq originaires
?
Plus corse sans doute que l'O.M. n'est marseillais, l'O.G.C.N,
niçois ou l'A.S.S.E. stéphanoise. Mais, de plus,
l'identité, en football, n'est pas tellement affaire
d'état civil. Quand Larios et Lacuesta, nés fort
loin de St-Etienne, sont arrivés à Bastia, ils
pratiquaient le football stéphanois. Ils étaient
des footballeurs stéphanois. Après le temps nécessaire,
ils sont devenus des footballeurs corses.
Le football corse, c'est ce mélange de vigueur, de rapidité
et d'inspiration qu'il a fallu aux onze 'bleus" pour déjouer
successivement la technique mouvante des Portugais, la puissance
classique des Anglais, le talent individuel et collectif des
Italiens.
Les Basques, Alsaciens, Bigourdans, Hollandais et autres qui
entourent les insulaires ont apporté leurs qualités
personnelles à la pratique corse du football. Il y a
un football corse comme il y a une langue corse et finalement,
un football, cela s'apprend, comme une langue. Lisbonne, Newcastle,
Turin, ce ne sont pas seulement les étapes d'une équipe
vers des hauteurs auxquelles elle ne se croyait pas destinée
à l'entrée de l'automne.
Ceux
qui ont vu au "Stadio Comunale" de Turin, l'extraordinaire
communion établie, malgré la distance, les grillages
et les policiers, entre les milliers de supporters corses et
les onze joueurs qui étaient leurs représentants
sur le champ clos de la dernière bataille, savent que
l'épopée est celle de tout un peuple auquel le
football a donné une occasion sans pareille de porter
son drapeau, de se battre et de vaincre.
Gisèle Poli, Kyrn
82, janvier 78