Un
événement historique
magazine Kyrn, après le match
contre Torino
7
décembre 1977. Jamais dans l'histoire de la Corse on
n'avait vu autant de Corses quitter leur île au même
moment, pour se rendre au même endroit, pour les mêmes
raisons.
Il
faut se rendre à l'évidence : aujourd'hui, seul
l'événement sportif est en mesure de déplacer
les foules et de passionner l'opinion.
Le fait est probablement unique : onze joueurs d'une ville microscopique
au plan européen, viennent tout d'un coup de bouleverser
le public, en remportant leur sixième victoire internationale
et en battant un club italien réputé, sur son
propre terrain, par trois buts à deux. Le match devait
être retransmis par la télévision, pourtant
cette perspective n'a pas retenu les foules. A Bastia déjà,
il avait fallu limiter le nombre des places à 1 500 pour
les supporters du Toro, afin de ne pas laisser les gradins du
stade, complètement occupés par les Italiens.
Pour le match retour, des charters, des bateaux, des cars, des
voitures particulières ont véhiculé des
milliers de Corses vers la capitale du Piémont. Un avion
même est arrivé de Bogota, chargé des supporters
de l'Amérique du Sud.
Ce n'est pas une réaction exclusivement insulaire, mais
un phénomène fréquent. A l'occasion des
grandes rencontres, Colombes reçoit tout le Sud-Ouest
en fanfare. Des fervents ne prennent même pas le temps
de changer de tenue, et arrivent parfois en uniforme de préposé
ou de conducteur d'autobus. Il n'existe pas de délimitation
précise entre le travail, le sport, la vie. Tout se mélange,
tout se confond.
Sur le stade, la foule manifeste. Elle applaudit ses héros
et conspue ses adversaires. L'arbitre s'en retourne régulièrement
dans son pays, largement houspillé et couvert d'injures.
Pour ces grands déplacements, les plus défavorisés
trouvent toujours l'argent nécessaire. On râcle
les fonds de tiroir, quitte à se serrer la ceinture quelques
jours, voire quelques semaines. Rien ne paraît trop difficile.
En Corse, le problème prend encore des dimensions différentes.
Dans tous les pays du monde, les vedettes du sport sont fêtées,
voire adulées ; peu d'échos nous parviennent cependant,
d'un accueil délirant réservé à
des supporters.
Il faut avoir vu une véritable flotte accoster sur les
quais du nouveau port, il faut avoir vu des milliers de Bastiais
massés sur les berges, hurlant d'enthousiasme, quand
les coques s'éventraient en laissant échapper
les supporters sous les bannières déployées,
pour comprendre que quelque chose d'infiniment profond se produisait
à ce moment, qui dépassait largement le cadre
habituel du sport.
Dans les rues, pas un seul âne savant ne boudait son plaisir.
Tout le monde était là. Les vieilles dames et
les petites filles, qui avaient tricoté en bleu et blanc
pendant plusieurs semaines, s'étaient précipitées
elles aussi, toute affaire cessante, pour embrasser leurs neveux
et leur cousins.
Les supporters qui arrivaient les premiers attendaient les autres,
et ainsi de suite, si bien que la foule grossissait de minute
en minute, débordant sur la place jusqu'aux premiers
cafés, dans une houle frémissante.
Ceux qui s'en retournaient ensuite vers leurs villages, recueillaient
des ovations tout au long du chemin. Lorsque d'aventure, l'un
d'eux s'arrêtait pour acheter un croissant, il était
aussitôt entouré, salué, congratulé.
La presse quotidienne se départissait de sa prudence
coutumière, en racontant le grand retour avec des chapelets
de superlatifs et l'Administration elle- même avait bien
suivi l'événement, ou plutôt elle l'avait
devancé, en faisant flotter au fronton de la préfecture,
les couleurs bastiaises.
On ne quitte pas facilement la Corse. Il est plus compliqué,
plus coûteux, plus risqué de passer une heure en
avion qu'une nuit dans le train. Ce voyage-ci, sur une mer démontée,
fut une épreuve redoutable, dont les héros se
souviendront. On imagine qu'il a fallu des sentiments extrêmement
forts, pour qu'un exode aussi rapide et volontaire se produise,
poussant en quelques heures des milliers de Corses hors de chez
eux, vers une même direction.
Cela ne s'était jamais vu.
Quand les passions seront un peu apaisées, des esprits
chagrins, bien in- tentionnés ou non, ne manqueront pas
de dénoncer le caractère futile de la démonstration.
C'est s'obstiner à ne rien comprendre, à ne rien
voir. A Turin, les Corses sont allés chercher beaucoup
plus qu'une victoire, ils sont allés chercher l'impression
d'être. Cette impression leur a été donnée,
et celle plus enivrante encore, de la grandeur. Six victoires
internationales, ça compte, pour un peuple que deux siècles
de subordination ont systématiquement rapetissé.
Ils sont partis bannières au vent, sans se soucier de
mettre dans une situation incommode, le Consul de France à
Turin, présent sur le stade, qui devait chercher désespérément
les trois couleurs, dans cette forêt de drapeaux déployés.
Ils sont revenus, le bonheur dans les yeux, la fierté
dans les reins, conscients d'avoir trouvé sur les routes
ouvertes de l'Italie, les difficultés et les honneurs,
d'un destin personnel.
Chacun l'aura parfaitement compris. Ce n'est pas seulement la
ferveur sportive, qui provoquait les cris d'enthousiasme, saluant
à Bastia l'arrivée des supporters du S.E.C.B.
triomphant, mais aussi le sentiment exaltant, de la dignité
nationale retrouvée.
Gisèle
POLI, Kyrn n° 82, janvier 78